« Cinéma du réel » contre « réalité télévision »

Posted on février 23, 2014 in Analyse d’œuvre

« Cinéma du réel » contre « réalité télévision »

déficience de l’image & fendillement des êtres

Rencontre avec Giovanni Cioni au festival Les inattendus à Lyon, suite à la projection de son film Pour Ulysse (production : Zeugma Films – Teatri Uniti  2013)   

Film-portrait d’un « centre de socialisation », qui saisit avec poésie la fragilité des êtres décentrés.

 

Une image simple, simplement là ; un cadre légèrement en contre-plongée, tenue à hauteur de ventre le long du corps et non devant le visage, pour ne pas rompre les regards noués pendant les échanges : car ce sont bien des échanges et non des entretiens.

Cette simplicité se retrouve dans les paroles captées de façon surprenante ; le cinéaste explique ce travail long d’approche (plusieurs mois) et de connivence : « je suis en immersion : je chante, je cuisine, … ». Et sa capacité à construire une dimension humaine, le film, dans laquelle ses protagonistes deviennent existants : « je cadre d’abord un arbre : les gens s’intéressent à ce que je filme, m’interpellent. Un dialogue se noue, et petit à petit, ils se racontent ».

Le cinéaste fait son travail : il attire le regard. D’ordinaire par un processus élaboré et médiatisé de polarisation (montage, salle obscure, projection) : le miracle, c’est qu’il arrive à le faire ici par une opération épurée (un appareil et un geste). Pour attirer le regard et le saisir ensuite – non pas le capter, mais le faire partager. Il fait oublier sa caméra en la déplaçant d’outil de captation (intrusif) à simple instrument d’une relation : l’anti-reportage TV, où tout est scénarisé à l’avance, où l’on choisit les témoins, où l’on leur fait répéter les réponses, où l’on insert des figurants en arrière-plan, choisissant les sujets, propos, codes lumières et couleurs, selon la charte de la chaine et les ordres du responsable de l’information.

 

Voici comment le cinéaste présente son film :

« Un centre de socialisation à Florence, fréquenté par des ex toxicomanes, des gens sortis de prison, des sans abris, des personnes avec des problèmes psychiatriques. J’ai passé quelques années à fréquenter ce lieu comme si j’avais été adopté dans cette sorte de port de mer – d’où certains disparaissent, pour revenir après quelques mois, d’autres sans plus laisser de nouvelles, D’autres débarquent, chacun avec son histoire.

J’avais été invité pour faire des entretiens. J’ai proposé d’inventer un film à faire, avec eux. Et même pour eux. Chacun est seul avec son vécu. On ne peut que l’imaginer. J’ai évoqué le voyage d’Ulysse. Ulysse qui est celui qui a disparu, aux prises avec les sirènes et les monstres, qui revient du pays des morts.
Son nom est personne, Il est l’inconnu qui se raconte.
»
http://www.giovannicioni.org/films/per-ulisse

 mare-madre in 'pour ulysse'

 

La dernière image du film est son symptôme le plus éclatant : plan de la mer irisée des reflets du soleil, aplat blanc informe sur une vaste masse confondue. Les protagonistes se baignent littéralement dans la lumière. Caméra au poing, l’angle est incertain, le cadre bouge, l’image est surexposée : la volonté assumée et avouée de ne pas chercher l’image parfaite, l’image télévisuelle, celle qui cherche à séduire, à imposer ses standards : et finalement (pour faire accroire à une vérité transmise sans appareil ni manipulation humaine) à se rendre invisible.

Comme si cette inflammation de la vision reflétait les brûlures des personnages, l’image affirme ainsi et malgré tout, pour elle comme pour eux, le droit à l’existence.

 

 

 

 

 

 

 

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