#UNFRIENDED – critique

Posted on mars 28, 2018 in Analyse d’œuvre

#UNFRIENDED – critique

DES CINEASTES PENSENT ce que sont les langages médiatiques, c’est-à-dire les formes, structures, codes… que produisent les échanges médiatisés. Une économie audiovisuelle multimedia s’est développée par les technologies conversationnelles, qui mélange texte / image / son. Cette économie est possiblement augmentée par l’un ou l’autre médium qu’elle utilise, toujours multiple, virtuellement toujours interférée avec les autres médias, potentiellement porteuse de sens pluriels, et qui se révèle par le dysfonctionnement (bruit, glitch…) du medium lui-même – medium toujours message premier et vecteur de transformations du message véhiculé.

Des films multi-media. Chaque medium est pouvoir de transmission ; chaque medium contient le fantôme des autres médias qui agit en dedans. C’est ce que montre Unfriended.

 

 

 

 

 

 

Unfriended
de Levan Gabriadze, 2015
Blumhouse Productions

 

 

Point de depart : histoire vraie d’un suicide de la jeune Amanda Todd suite à un cyber-harcelement. Le principe fictionnel est simple : le fantôme hack les personnage, en utilisant des protocoles similaires aux attaques informatiques usuelles (par exemple les ransomware qui obligent à exécuter des actions). Le principe de mise-en-scène est un parti-pris esthétique total : un écran d’ordinateur composé de fenêtres enchâssées, affichant en temps réel les échanges multiples des protagonistes. La zone écranique devient le vecteur à la fois de la narration et de l’action elle-même.

Unfriended s’inscrit dans un genre nouveau, le film found footage multi-media. La narration intègre ou est constituée de relations via différents médias :

  • Texte : sms, légendes / titres, mail, messages privés
  • Image : screenshot, photo, selfie, vidéo, icône

Ces œuvres évaluent une utilisation et une écriture du multiple : sériel, multi-tache,  multi-screen… La conversation numérique, c’est l’échange d’objets signifiants multiples et hétérogènes (fichiers, textes, images, sons, icônes…). Bref, des relations nouvelles. Des temporalités nouvelles, des hiérarchisations inédites des médias .

 

 

 

Media/medium

 

Transmission /  medium : le fantôme prend ici le contrôle des transmissions numériques, comme auparavant dans The ring (Hideo Nakata) il prenait le contrôle des transmissions électroniques – des apparitions analogiques et du téléphone. Le technologique a aujourd’hui remplacé le sacré ; il est le lieu où désormais peuvent circuler les questions métaphysiques. Parce qu’ils développent des formes de contact, parce qu’ils déploient des présences, les médias électroniques rejouent l’hypothèse de connexion, de transmission, de manifestation d’un ailleurs ou d’un au-delà (lire par exemple Haunted Media de Jeffrey Sconce).

La narration du film est en « temps réel ». Mais c’est un direct de temps mêlés, imbriqués comme le sont les images : présent parasité par le passé, actualisé par des mémoires délinéarisées, flux entrecoupé d’archives, etc… Autrement dit : il n’y a plus de flèche du temps dans ces médias. Et chaque medium contient d’autres médias passés, qui persistent (cf.McLuhan) : c’est-à-dire qu’un medium révèle des fantômes, qui agissent à travers lui.

 

 

L’écran-affichage

 

La zone écranique est le ressort esthétique du film : composée de couches d’images et d’encarts de textes, ces couches de fenêtres ouvertes déploient quelque chose de similaire à l’incrustation vidéo. L’incrustation (blue screen) avait inventé une image globale faite d’éléments hétérogènes, et qui peut aussi sans cesse se renouveler, se méta-morphoser. Une apparition virtuellement constituée à la fois de sa visibilité et à la fois d’un potentiel latent. Ce potentiel est ici encore autre chose qu’un hors-champ, qui est guidé ordinairement par l’écriture (du cadre, du montage…). Dans l’incrustation comme dans le multi-screen ce potentiel est précisément non-écrit : redoutable, car tout peut advenir. C’est une puissance ouverte. C’est autre chose qu’un split-screen ; l’écran de cinéma présente ici d’emblée un autre écran, celui du film lui même, composé de fenêtres diverses. C’est la question du cadre et de l’écran qui est ici reformée. Plus qu’un écran séparé c’est un système multi-cadres. Ca n’est plus l’écran qui présente le film, c’est le film qui présente l’écran. Et ça n’est plus un écran : c’est une interface d’affichage.

Ces couches de cadres ouverts et cachés actualisent la prédiction de Paul Virilio : contrairement au cinéma, la vidéo n’est pas une dimension spatiale mais une dimension temporelle. Les strates d’espaces que sont les fenêtres passent les unes par-dessus les autres, puis l’une dans l’autre (acceptant une visibilité qui déborde du cadre, où en transparence à l’intérieur du cadre), l’une sous l’autre, et inversement, à l’infini. C’est donc une profondeur temporelle, dans le sens où l’image (l’espace) n’a pas de profondeur de champ mais une profondeur de temps, chaque fenêtre pouvant à chaque temps prendre l’espace et le reconfigurer.

Cette notion d’affichage offre aussi une possibilité de donnée plastique, propre au numérique : le bug. L’image n’est plus un objet indépendant et unique, son apparence et son apparition, autrement dit son existence-même sont tributaires de l’affichage. L’image devient une virtualisation qui s’actualise toujours différemment selon l’affichage. Ici le glitch perfore les visages. Ces trous visuels confèrent une texture, et ainsi réinjecte de la matérialité, c’est-à-dire de la chair, à une apparence. Cette nouvelle chair numérique fait écho à la chair des personnages. La détérioration de l’image, la défiguration numérique du visage d’un personnage préfigure littéralement sa mort imminente et violente.

 

 

 

Transmedia / metamedia

 

La notion de « transmedia » défini une possibilité de narration étendue, à travers différents supports. Henry Jenkins a inventé cette notion de narratologie pour décrire « un processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée ». Unfriended construit une possibilité autre que le transmedia : il y a un compte Youtube et Facebook du personnage mort Laura Barns, où  l’on peut voir les vidéos-mémoires qu’elle intègre dans le film. C’est un univers élargi mais autre que celui du merchandising : ici c’est bien le film qui se poursuit hors de lui-même ; des fragments de son corps se trouvent dispersés sur d’autres médias.

De fait, aucune de ces vidéo n’est à proprement parler véritablement une augmentation ni de la narration, ni de l’univers du film. Ainsi ce n’est pas à proprement parlé dans une seule logique de « divertissement » que ces vidéos ont été crées. Le fantasme à l’œuvre dans cette entreprise, c’est de rendre réel le fantôme, de lui conférer une existence, dans le monde réel même. De densifier sa réalité.  Ca n’est pas seulement d’augmenter le fictionnel (tel ou tel aspect du personnage avant sa mort) ; c’est « pour de vrai », contaminer le réel.

 

 

Ainsi un univers-cinéma se crée, en dehors du film lui-même : un meta-film. Il est une possibilité d’accéder à la mémoire numérique (mais bien réelle) d’un personnage fictionnel. Ces vidéos et comptes de réseaux sociaux ne sont jamais explicitement annoncés comme étant fictionnels : ainsi un visiteur lambda ne saura jamais que ces images-là sont l’excroissance d’une fiction. Le film interroge les médias numériques et leur contamination dans le réel ; il questionne aussi ce que la théorie des médias a exploré : un medium est traversé par d’autres médias disparus qui agissent en lui et sur lui – comme des fantômes interfèrent. En s’exilant de l’écran de cinéma à Internet, Unfriended matérialise ce questionnement dans le medium même qu’il questionne : en cela il est une expérience de metamedia.

Ceci démontre ce que le numérique, le « virtuel » a concrétisé : un ensemble de pratiques et de champs qui ont une existence propre. Ça n’est pas tant que la fiction contamine la réalité : c’est la réalité même qui est désormais une notion dépassée.

 

 

Vidéo dialogique

 

Dans ce film la photo de Laura Barns morte pendue est accessible sur le net. La mémoire numérique est utilisée par le fantôme comme moyen d’expression, via un immense « found footage », mash-up/flash-backs d’images et de sons. Cette nouvelle forme d’expression de soi est une pratique usuelle du numérique. Dans une de ses vidéos, suite au « vidéo harcèlement », Laura poste une vidéo youtube où elle se montre silencieusement, avec des cartons écrits (pratique qui fait lien entre les cartons du cinéma muet et les diaporamas à message postés sur les réseaux sociaux d’images). L’ancrage de l’image se fait sur l’image elle-même, et non plus par une légende adjointe. Pratique désormais courante qui dit beaucoup : il aurait suffit d’écrire un texte, le message aurait été le même et tenu en deux phrases. Au contraire ici, le fait de produire une vidéo induit en plus du message un tas d’autres choses : la phrase-affect qu’est le silence (Lyotard) est adjointe du visage-affect de l’auteure. Le mouvement de transition entre les cartons est comme un montage : il augmente le suspense en suspendant le temps, l’angoisse accroissant à chaque fois que s’actualise une phrase montrée qui disparait aussitôt. Nouvelle pratique non discursive mais assertive, selon la définition mise à jour par la psychologie sociale : «  l’art de faire passer un message difficile sans passivité mais aussi sans agressivité » et qui démontre une affirmation de soi. L’image vidéo ici n’est pas ce danger de naufrage narcissique mais au contraire le moyen de réparation d’un Soi meurtri. Elle est une réponse directe et symétrique à l’image-agression, celle qui a endeuillé durablement le Soi en l’exposant,  blessé aux yeux de tous et blessé par les yeux de tous.

La vidéo youtube est une inscription, dans le sens où elle s’inscrit durablement. Ces sites ne sont pas des sites de partage, ce sont des sites de mémoire indexée. Par cet index cette mémoire est dialogique : elle s’accompagne toujours d’autres vidéos mises en lien (en lien direct avec elle ou complètement autre). Dans la mémoire infinie du numérique, cette économie libidinale (car la pulsion scopique sera toujours efficiente dans ce dispositif), doit pouvoir avoir accès à une image et à sa réponse. Mais ça n’est pas une dialectique : image et lien sont les deux faces du même objet : l’objet-image est intégré à un système rhizomatique, qui fait que concrètement, la visualisation d’une vidéo ne se fait jamais seule. Elle se fait toujours sur le mode du lié, par la navigation. Elle est donc toujours multiple, croissante, hypertrophiée.

 

 

Propos

 

Unfriended élabore deux choses : une porosité et une réversibilité.

Il y a une réversibilité écran/film : le commentaire d’un spectateur (posté sur un site de critique) indique qu’il s’est trompé et a cliqué sur les icônes informatiques du film, croyant qu’il s’agissait des icônes de son propre ordinateur. Ainsi le film (composé dans une fenêtre d’ordinateur toujours apparente) rend compte d’une particularité des nouvelles pratiques de l’image : la pratique populaire fait qu’un film-cinéma se transforme en vidéo. Car la diffusion du film n’est quasiment plus assurée sur le dispositif historique salle-projecteur-écran, mais consommée d’une autre façon : sur son ordinateur ou tablette, c’est-à-dire parmi d’autres images et à l’intérieur d’un système multi-tâche. Par conséquent, là où dans la salle de cinéma, une telle exposition des fenêtres apparait comme un artifice de mise en scène, dans la réalité de la vie du film (diffusé en vidéo sur écran individuel) cette monstration du dispositif vient en fait redoubler l’expérience filmique, mise en abyme dans le propre écran du spectateur.


La notion de metafilm prend ici sa source dans  cette apparence – l’esthétique de l’écran-affichage  – puisque la mise en abyme du film est assez évidente : nous sommes face à un écran, sur lequel nous font face les personnages, qui regardent eux aussi, en revers, ce même écran (puisqu’ils discutent par webcam). L’écran-affichage semble alors une surface de transition, une membrane, qui révèle la frontière fine entre d’un côté le réel et de l’autre le fictionnel. De là une perméabilité supposée ? Car au fond, ce qui se passe à l’écran ou plutôt s’affiche, est intégralement provoqué et maîtrisé par le fantôme. Est-ce à dire que Levan Gabriadze nous indique que les médias numériques fondés sur l’affichage, en contrôlant l’apparence, architecturent nos regards et déterminent nos actes ?

L’héroïne Blair tente de contacter la police : impossible de communiquer avec l’extérieur, comme si au fond le personnage tentait de joindre un autre univers qui ne lui est matériellement pas accessible, de traverser l’écran du monde fictionnel au monde réel. Car on sait bien que lorsque le personnage demande de l’aide, comme guignol à la foule, c’est au spectateur qu’il s’adresse. Sa seule solution est alors d’utiliser le monde virtuel, via un site de tchat aléatoire (chaque utilisateur se connecte aléatoirement à un autre pour discuter) : elle demande à l’internaute connecté d’appeler la police pour elle. Cet enfermement virtuel semble dire le piège en circuit fermé du numérique : s’il y a une porosité, elle est à sens unique. Le virtuel a une puissance d’infiltration dans le réel, comme la fumée envahit et modifie un environnement. Mais l’inverse n’est pas évidente : le réel n’a pas de prise sur le virtuel – comme tenter de contenir la dispersion d’une fumée. Le numérique (internet, l’apparition, la trace, la donnée, l’intelligence artificielle…) est un objet autonome qui échappe; qui excède toute tentative de saisie.

Cette porosité-réversibilité est le propos du film : les personnages sont l’objet de l’observation permanente du spectateur. De la même façon,  toute nos interactions numériques nous transforment en agglomérat de traces, en apparition, en image et en ectoplasme.  De la même façon, toutes nos actions numériques sont observées par une instance supérieure (instance technique, robot ou humain) : soit en temps réel, soit a posteriori en tant que donnée.

 

 

 

 

 

J.Guibert

 

 

 

 

 

 

 


 

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