Montage interdit
Fixation / transmission
La fixation du son n’impliquait pas à l’origine la possibilité de duplication. Elle s’est très vite accompagnée d’une nécessité de reproductibilité. L’image n’a pas eu à se soumettre à cette latence : aussitôt qu’elle a pu reproduire le réel elle était déjà elle-même reproductible. L’émergence d’une pensée du montage est la conséquence d’une pensée de la fixation. L’enregistrement induit l’archive, qui impose une logique de sélection, d’amputation et de suture, de coupe et d’agencement, de soustraction et d’addition. La fixation du réel au cinéma est un découpage de l’espace-temps qui a du inventer une écriture de la recomposition, la construction d’un autre espace-temps.
La vidéo n’est pas fixation : c’est une technologie de transmission de l’image. Elle impose une autre écriture de l’espace-temps.
Autrement dit la vidéo est du flux, dont la linéarité temporelle s’actualise indéfiniment. Pendant un demi-siècle elle n’a pas pu s’enregistrer électroniquement. Le documentaire de Steina et Woody Vasulka Transformation (1978) réalisé pour la chaîne de télévision WNED Buffalo démontre parfaitement ce qu’est l’image électronique :
http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=461
Ce qui fascine dans cette image de main qui se transforme, c’est précisément qu’elle subit une inflexion de sa chair en temps direct, littéralement sous nos yeux, ajustée instantanément au réglage du bouton que tourne Vasulka. Le motif de la main est récurrent chez Woody Vasulka, comme si tout art de l’image devait au geste et au tact : tout acte d’image est manipulation, maniement (étymologiquement main). Comme le prouve ce film, la vidéo permet alors un maniement d’une vélocité sans commune mesure avec la latence impérative des autres arts de l’image, l’abîme entre la fabrique et le regard. Ici la production (de l’image et du regard) est réaction des machines : ainsi opérabilité et réactivité de l’appareil se retrouvent simultanément dans la malléabilité de l’image générée.
Cette main électronique est la main rupestre de la vidéo. Ce que montre les Vasulka dans cette transmutation, c’est qu’à partir de maintenant tout montage est interdit. Il faut qu’il y ait un continuum d’espace-temps ; la moindre coupure, et le raccord est soupçonné d’ellipse. Et l’ellipse c’est l’escamotage,
autrement dit le trucage : il fallait la coupure à Méliès pour mettre en place son truc illusionniste. Dans le flux vidéo nul besoin de couper puisque le trucage peut se faire en direct. Segmenter son accomplissement serait alors complètement contre-productif : on perd la fluidité si belle et si limpide ; on ne croit plus à la transformation qui pourrait être l’œuvre de quelque artisan prothésiste, ou de quelque filtre ajouté a posteriori.
Cette démonstration des Vasullka concrétise ici exactement le « montage interdit » de Bazin, à propos du chien qui joue avec un ballon dans un plan unique, dont l’illusion réaliste est due précisément à l’absence de montage :
« La spécificité cinématographique, saisie pour une fois à l’état pur, réside au contraire dans le simple respect photographique de l’unité de l’espace ». (1)
Pourquoi monter en vidéo ? Au cinéma la contiguïté est la condition de l’illusion. En vidéo c’est la continuité. Ce qui apparaît doit se développer ; seule la modulation dans la durée est rythme. Toute l’échelle de composition de l’image, qui passait jusqu’alors par l’espace, doit être non pas supprimée mais transposée à une autre échelle, celle du temps.
1. Qu’est-ce que le cinéma, art. « Montage interdit », Editions du Cerf, Paris, 1997, p.55 (10ème édition)
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